C’est dans le flot des rivières que naît cette formidable œuvre de Jean-Yves Acquaviva, reflet d’une société corse empreinte de fausses croyances et de dérives. 

L’histoire prend racine dans un de nos villages atypiques (ou typiques selon la vision du lecteur). L’hiver est calme, seules vivent quelques âmes, contraste saisissant avec le tintamarre estival où touristes et « diasporeux » se rappellent aux bons souvenirs des « vrais ». Ce remue-ménage sonne la fin de la tranquillité, les maisons reprennent vie provoquant agacement et fuite de nous autres à la recherche d’une paix de plus en plus difficile à retrouver.

Puis deux destins s’entremêlent entre passé et présent, celui de Gabriel Ansaldi et de son grand-oncle, Second. Gabriel incarne une vie bien commune à nous tous entre attachement viscéral au village, sorties nocturnes et respect inaliénable à la culture et aux traditions. Un caractère bien trempé et une détestation envers toutes personnes ne respectant pas nos codes. « Je pensais recéler la plus parfaite synthèse de tout ce qu’avait ressenti cette terre à laquelle j’étais lié. Chaque goutte de sang qu’elle avait bue coulait dans mes veines, le cœur de chaque combattant qui l’avait défendue battait dans ma poitrine et chaque injustice qu’elle avait subie saccageait le mien […] Ma terre avait été souillée, mon histoire niée au profit d’une autre et certains de ses fils semblaient ne pas vouloir s’élever contre ce  fait. Coincé entre les discours tolérants de mes parents et ceux de gens qui maniaient les mots que je voulais , je laissais ma jeunesse décider à ma place. »

Gabriel admire son vieil oncle Second, enfant dont l’éducation a été sacrifiée au profit de son frère. Et pourtant, c’est bien lui, l’éternel berger, qui incarnera les valeurs nustrale : amour de sa terre, honneur, courage.  Mobilisé pour la guerre de 14/18 comme tant de Corses. C’est loin de son village qu’il sera jeté en pâture pour défendre un drapeau qui n’est pas le sien. A Verdun, les mobilisés insulaires sont jeunes et en première ligne. La Corse va payer un très lourd tribut,  en témoigne les stèles érigées dans chacun de nos villages. Meurtries, endeuillées,  les femmes portent notre société en l’absence de ses hommes. À la fin de la guerre, la Corse est vide, appauvrie comme jamais, en mot cérébrale. Nouvelle injustice. Celle qui forge les caractères des générations futures. C’est en se serrant les coudes que l’on résiste et la Corse en a l’habitude tant elle a été martyrisée par le temps. 

Aujourd’hui encore, les séquelles demeurent et elles sont tenaces. Alors, entre honneur bafoué et désir de vengeance, la jeunesse résiste . Est-ce que Gabriel n’est pas finalement le reflet d’une société corse qui a subi des humiliations à répétition et dont les politiques successives n’ont eu pour résultat que d’accumuler des erreurs. Toutes les générations ont été impactées par des vexations , des maladresses et des affronts.

Finalement , est ce que le passé marque notre inconscient et notre caractère ? Oui, car bien sûr les individus diffèrent mais notre histoire et nos ADN insulaires sont communs. Et il sont forgés par les résistances aux envahissements venant de l’extérieur. A tel point que l’inconscient de chacun en est empreint. C’est comme ça .

Nos victoires conduisent aux joies les plus immenses quand les injustices mènent aux violences les plus terribles.

Et nous , simples voyageurs de l’histoire insulaire, participons-nous à la construction de cette immense tour en y ajoutant une nouvelle pierre ou bien, soufflerons-nous dessus comme  sur un vulgaire et fragile château de carte pour le voir s’effondrer, et, avec lui, les erreurs passées pour s’émanciper enfin vers une nouvelle voie royale. 

Et si c’était le tour de notre génération, why not ? 

Philippe Orsoni